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6 septembre 2023 3 06 /09 /septembre /2023 11:53

On naviguait quelque part entre Vernon et Gaillon. Et puis, au bord de la route, un gros clocher carré a attiré notre attention. Alors que nous allions pénétrer dans l'église, j'ai repéré une boîte à livres bien garnie de l'autre côté de la place, et c'est comme ça que "Transitville" m'est tombé dans les mains.

"Transitville", quel drôle de nom, hein ? Pas très bon, comme titre, d'ailleurs. Peut-être préféreriez-vous Traiskirchen, le véritable nom de cet endroit ? Une bourgade historico-autrichienne, pas très loin au sud de Vienne. Mais on dirait parfois qu'il en est des lieux comme des personnes : ils ont un destin.

A l'origine, en 1900, il y a la création d'une Ecole de Cadets de l'Artillerie Impériale, austro-hongroise bien sûr. Puis, du temps de l'occupation par les Alliés, les bâtiments ont hébergé une armée russe de 2000 hommes jusqu'en 1955. C'est en 1956 que le camp de Transitville a commencé à exister...

Et c'est là que le nom de l'auteur (qui a attiré mon attention dans la boîte aux livres) intervient : Tibor Tardos, ô combien Hongrois ! 1956 ... Hongrois ... Vous voyez où je veux en venir ?

Et en effet on apprend dans Wikipédia qu'en novembre 1956, après la Révolution, 113810 personnes sont venues de Hongrie, dont 6000 restèrent à Transitville. Mais cela ne s'arrête pas là. Grâce à des aides du gouvernement autrichien, les bâtiments sont rénovés, et en 1968, après le printemps de Prague, ils accueillent des réfugiés Tchèques et Slovaques. Dans les années 70 et 80, des gens d'un peu partout (Chili, Ouganda, Iran, Irak, Vietnam). Puis, après une tentative de fermeture en 1990, il y eut la "crise des migrants" en 2015. Fin juillet plus de 4500 personnes étaient recensées. Bien sûr, depuis, l'existence même de ce camp a fait l'objet de nombreux affrontements politiques. Mais comme ailleurs, il semble bien qu'on en soit toujours au même point. Quand je vous parlais de destin ...

Mais le livre alors ? Il se présente ainsi :

et il a été publié en 1982 chez Maspéro. Il a été écrit par Tibor Tardos, écrivain hongrois exilé à Paris en 1963. Il sait donc de quoi il parle quand il consacre un livre aux "Etranges émigrés de l'Est", sous-titre de cette œuvre. On peut cependant trouver cette couverture un tantinet dramatique, non ?

Tibor Tardos s'est donc rendu à Traiskirchen, probablement à la fin des années 70 ou au début des années 80. Il emporte un magnétophone, de manière à recueillir des témoignages sur place. Mais ce n'est pas si simple d'entrer dans ce camp. Le gendarme autrichien répète la formule qu'il connaît par cœur : "Tout visiteur désireux de rencontrer un résident sera annoncé par haut-parleur, et rejoint par l'intéressé." Mais comment faire quand on ne connaît personne dans le camp ? Tenter une démarche auprès du ministère fédéral de l'Intérieur à Vienne ... Mais, conclut le gendarme, peu de chance de l'obtenir : "La publicité fait du tort à nos réfugiés."

Heureusement, Youssouf, qui vient du Liban, est là pour dépanner ! Et c'est lui qui va amener des clients à celui qu'il appelle Monsieur L'Ecrivain.

Se présente d'abord Milan, un homme-grenouille de Prague. Il a réussi à passer la frontière en nageant plus de huit heures sous l'eau et en y noyant un chien policier lancé à sa poursuite.

Puis c'est au tour d'un policier polonais, Jerzy, qui est arrivé à Transitville habillé en curé ! Policier ce n'était pas une vocation pour Jerzy. C'est sa fiancée, Barbara, qui l'a convaincu des avantages d'une telle situation. Oui mais voilà, après les grèves de Gdansk (donc en 1980) Jerzy en uniforme apparaît de plus en plus comme un paria. Le père de Barbara le rejette, le curé refuse de les marier. Il décide de partir avec son frère. Après avoir traversé la Yougoslavie et la rivière Mura, ils sont accueillis par un curé autrichien ... qui leur prête des soutanes sèches !

Et puis Youssouf revient et presse l'auteur de courir à la mairie : s'y déroule un mariage de réfugiés entre un garçon hongrois, Gabor et Irina, une fille tchécoslovaque, tous deux sourds-muets ! Car ils n'ont pas de difficultés pour se comprendre, c'est le langage des mains qui est véritablement international !

Pour "passer" Gabor a volé un camion avec deux copains et il l'a lancé sur le poste-frontière. Il en réchappera côté autrichien mais ses deux amis seront pris, et condamnés à 5 et 7 ans de prison.

Défile ainsi, sous les yeux du lecteur, toute une galerie de portraits et d'histoires, avec leurs moments cocasses ou tragiques : un Albanais et son épouse qui ont eu toutes les peines du monde à convaincre qu'ils n'étaient pas yougoslaves, ce qui aurait entraîné leur refoulement immédiat, un "garçon de passe" de Budapest, habitué des hammams et des salons de thé, dont le "protecteur" continue à écrire et à envoyer de l'argent, une famille tchécoslovaque d'Olomouc qui doit s'envoler pour Dallas, munie de rubans verts pour qu'on puisse les reconnaître à leur arrivée, Lajos encore, un soigneur d'hippopotame du zoo de Budapest, Youri, Ion, Maria, Kalim, Frantichek ...

Et enfin, le jour du départ, du retour en France, arrive l'autorisation officielle de visiter le centre d'accueil. Nous faisons alors la connaissance de M. R..., le directeur. Il a une règle d'or : en présence de ces voyageurs venus de pays totalitaires, pas un mot plus haut que l'autre !

La visite du centre se termine par un sous-sol où sont entassés trois cent mille passeports, trois cent mille photos d'identité, ce qui reste de trois cent mille vies dispersées sur la planète, loin, si loin de chez elles.

 

Quelques mots sur l'auteur pour terminer : Tibor Tardos est né à Berettyóúfalu en 1918 et il est mort à Paris en 2004. Même s'il est moins connu que d'autres écrivains hongrois, les quelques informations glanées sur internet dessinent un parcours qu'on pourrait qualifier d'"exemplaire" : en Hongrie il ne peut poursuivre ses études de pharmacie à cause du numerus clausus antisémite mis en place par les autorités. En 1938, il s'exile en France pour s'inscrire à la Sorbonne. Pendant la guerre il rejoint la Résistance et après celle-ci, en 1947, il retourne en Hongrie, appelé par l'idéal communiste. Avec d'autres intellectuels, il participe aux travaux du cercle Petöfi ce qui, après la Révolution de 1956, lui vaut d'être jugé dans un grand "Procès des Ecrivains" et condamné à un an et demi de prison. En 1963, il retourne définitivement en France, où il poursuit son œuvre littéraire ainsi que son travail de traducteur du hongrois au français, et inversement ...

Et tout cela en allant voir un gros clocher carré au bord de la route ...

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commentaires

J
Ah d'accord ! moi je ne connaissais même pas le nom, avant cette découverte !
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R
Sur Tardos, p. ex. dont je connaissais le nom, sans savoir trop qui il était...
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R
Merci pour cet article qui m'a donné quelques précieux renseignements!
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J
Ravi d'avoir pu vous être utile ! Puis-je savoir quels renseignements ?