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13 novembre 2020 5 13 /11 /novembre /2020 11:05

C’est une histoire qui, hors de la Hongrie, est très peu connue. Elle commence avec Gábor Sztehlo. Le pasteur luthérien avait, pendant la domi­nation des nazis en Hongrie, ­sauvé la vie à plus de 2 000 juifs – dont la moitié au moins étaient des enfants. De mars à octobre 1944, lorsque la machine d’anéantissement nazie ­réclama ses victimes en Europe de l’Est, il cacha les enfants de familles juives hongroises chez des personnes de bonne volonté, dans des églises, des greniers, des caves. En  à la libération de la Hongrie il remet les enfants à leurs familles ou à des organisations de bienfaisance. Environ 1700 enfants juifs de Budapest purent ainsi être sauvés. Avec la progression des Soviétiques, Sztehlo se détourne défi­nitivement de ses devoirs de pasteur. Il était trop profondément horrifié par l’inhu­manité de son Église et son silence sur les crimes des Hongrois qui avaient collaboré avec les nazis. Dans les dernières semaines de la guerre, il a une idée qui devait redonner un sens à sa vie : il veut procurer à tous les enfants inno­cents de Hongrie et d’Europe, orphelins ou abandonnés par leurs parents, une nouvelle patrie. Cette nouvelle se répand vite parmi les veuves et les ­familles disloquées. Beaucoup envoient leurs enfants à Sztehlo dans l’espoir de leur offrir une existence meilleure.

Dans ses Mémoires, le pasteur, qui est décédé en 1974, écrit à propos de son projet : « Les enfants doivent ­dépasser les frontières sociales, ils doivent devenir des citoyens autonomes et capables d’autocritique. » Après cette grande césure dans l’histoire humaine que fut la Seconde Guerre mondiale, le pasteur espérait que la nouvelle génération trouverait le moyen de bâtir une société pacifique.

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Mais de plus en plus d’enfants viennent frapper à la porte en bois, et les places dans la villa sont devenues chères. Ils sont désormais plus de 200 à y habiter, dont des enfants de 4 ans, mais aussi des jeunes gens presque adultes qui s’occupent des plus petits. Ils prennent peu à peu possession d’autres maisons de la colline, que les riches propriétaires ont abandonnées à l’arrivée de l’Armée rouge.

Le territoire de Gaudiopolis s’étend, et le pasteur Sztehlo, qui habite juste à côté avec sa famille, s’aperçoit qu’il lui faut impulser un dernier élan aux enfants. Un après-midi, il les convoque dans la grande pièce de récep­tion de la villa principale. Puis il leur déclare : « Créez maintenant une république ! » – c’est tout – avant de quitter la pièce en refermant la porte derrière lui. László, Andor, Béla, Péter, Mátyás, Tamás et les autres enfants se retrouvent entre eux. Il faut attendre un moment avant qu’une voix se fasse entendre et demande s’ils ne devraient pas se doter de quelque chose comme une Constitution. Voilà ce dont se souviennent ceux qui vivent encore.

Une Constitution, donc. Mais dans quel monde, dans quel genre de république veulent-ils vivre ? Leur Constitution – ils tombent vite d’accord là-dessus – doit garantir à tous les enfants le droit à une bonne éducation. Interdire la guerre. Rendre possible pour tout le monde une bonne vie. Les enfants se donnent, lors de cette première assemblée, qui dure des heures, une loi fondamentale qui édicte des droits et des devoirs clairs : du bon temps pour tout le monde, une authentique fraternité, un ravitaillement suffisant en nourriture. Il règne une atmos­phère de renouveau dans la salle de réception lambrissée.

Mais une république peut-elle ne tenir qu’avec des valeurs ? Une voix réclame aussi des juges, des policiers, un budget et une administration pour Gaudiopolis. Le tumulte dure longtemps dans la salle de réception. Plus de 200 enfants débattent de la démocratie et de l’État de droit. Puis quelqu’un s’écrie que Gaudiopolis a besoin d’un Premier ministre. Une seconde voix hurle : « Keveházi ! » Et personne n’oppose de veto. À Gaudiopolis, il ne s’écoule que quelques secondes entre l’annonce du résultat des élections et le moment où le nouvel élu prête serment : László Keve­házi accepte le verdict des urnes. Le pasteur Gábor Sztehlo est unanimement désigné président d’honneur. Mais, à partir de maintenant, c’est László Keveházi le premier personnage de la république des enfants.

Sans avoir jamais lu un livre sur l’art de gouverner, le Premier ministre se lance dans sa nouvelle tâche. Il a composé son cabinet des adolescents les plus âgés. Les ­ministres se réunissent régulièrement autour d’une table ronde. Ils introduisent à Gaudiopolis le Gapo-Dollar, bricolé à partir de papier de couleur, et indexent leur nouvelle monnaie à l’évolution du prix du ticket de tram. Gapo-Matyi, le premier journal de la république, rend compte de façon critique de l’action du gouvernement. Chaque enfant le sait : sans une presse indépendante, pas de démocratie digne de ce nom.

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Tous les enfants âgés de 12 à 16 ans et tous les moins de 12 ans forment deux groupes répartis dans quatre autres maisons du voisinage : dans la villa des Hirondelles (parce que des oiseaux ont élu domicile sur le toit), dans la villa de l’Arc-en-ciel (parce qu’un jour on y a vu un arc-en-ciel) et dans la villa des Écureuils (parce que des écureuils s’y baladent sur le rebord des fenêtres). Il y a aussi bien entendu des filles à Gaudio­polis. Elles se sont vu attribuer le château des Filles, qui est à l’écart. Car la république des enfants est progressiste, mais jusqu’à un certain point: les filles n’y disposent pas de droits politiques, elles ne peuvent se porter candidates aux diverses fonctions. Mais au moins fréquentent-elles la même école que les garçons, une école que le pasteur Szthelo a fondée avec des pédagogues idéalistes. Et elles jouent et mangent avec les garçons – quand il y a à manger.

Le Premier ministre Keveházi doit faire face à la réalité: Gaudiopolis est à sec. Un après-midi de 1945, dans la grande salle de réception de la villa des Loups, les enfants se creusent la cervelle: comment se procurer de la nourriture? Budapest est affamé. Les celliers sont vides, les derniers animaux ont été abattus depuis longtemps, on ne trouve plus rien sur les marchés – et, même s’il y avait quelque chose à acheter, la ­modeste épargne des enfants est épuisée. Le pasteur Sztehlo cherche partout, en vain, de l’argent pour eux. Jusqu’ici, ils avaient toujours trouvé des solutions pour leurs problèmes lors de leurs assemblées géné­rales. Mais les discours enflammés ne suffisent plus à remplir les estomacs.

À l’unanimité, les enfants ajoutent à leur Constitution un principe important: en cas de nécessité, il est permis de chaparder. Les voilà donc à la ­recherche de restes de repas, de légumes en conserve et de viande séchée dans les ruines qui bordent les deux rives du Danube. Il leur ­arrive aussi de voler discrètement dans les rares magasins ouverts. À Noël, Béla Jancsó trouve un grand sac de lentilles dans des ­décombres. La fête peut avoir lieu.

Si les enfants survivent des semaines durant, ce n’est que parce que, conformément à leur Constitution, ils partagent fraternellement leur butin. Lorsqu’il n’y a plus rien à dénicher dans les ruines et que les propriétaires des magasins se mettent à recourir aux services de gardiens, Béla constitue une équipe de mendiants avec une fille nommée Eva. Ensemble, ils chantent dans les rues et demandent aux soldats russes un peu de khleb (pain). Ça marche parfois: on leur en jette un morceau. Mais souvent ça ne marche pas et il faut tant bien que mal survivre jusqu'au lendemain ... C'est ce que firent les enfants de Gaudiopolis jusqu'à l'arrivée au pouvoir des communistes en 1949. Le 13 janvier 1951, Gaudiopolis ferme définitivement ses portes après le refus de Gábor Sztehlo de troquer le poste de directeur fonctionnaire grassement payé qui lui est proposé contre l’abandon de la société idéale à laquelle il aspirait tant. Les petits vagabonds qu’il avait recueillis dans la rue n’eurent d’autre choix que d’y retourner..

Une très belle histoire donc, qui me fait beaucoup penser au "Poème pédagogique" d'Anton Makarenko même si, bien sûr, le lieu et l'époque furent très différents ... 

Pour écrire cet article je me suis servi des textes suivants :

Gaudiopolis, la république où les enfants gouvernent (nouvelobs.com)

Gaudiopolis, la république des enfants (books.fr)

Bienvenue à Gaudiopolis | lhistoire.fr

 

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https://www.facebook.com/azidoutazo/

à signaler également un film :

1945, la République des enfants perdus, F. Tonolli

 

© Frédéric Tonolli

NB : "forradalom" = révolution !

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